Avoir une dent contre son oreiller

Il y a toujours une première fois. Bien sûr, il arrive, parfois, qu’il n’y ait pas de première fois : qu’on prend l’avion (la mienne m’a transformé en ballon de baudruche rougeaud, prêt à éclater à la moindre blague de l’hôtesse de l’air du style « ceci est un gilet de sauvetage » ; la première de mes enfants fut pour moi l’occasion de chanter avec dieu : « tu me ramènes mes gosses et j’arrête de fumer » ; le fait que mes enfants aient bien atterri m’a plongé dans une perplexité religieuse : dieu travaille t’il même si on n’a rien à lui offrir ou ignorait t-‘il que je n’ai jamais approcher une cigarette de mes lèvres ?), ni de première fois : qu’on prend le métro (traduire pour les parisiens : qu’on ne prend pas le tracteur), ni de première fois : qu’on saute à parachute (la première fois qu’on saute sur une mine étant rarement rapportée, je suppose que cela doit être un événement autrement spectaculaire), ni de première fois : qu’on entre dans un musée ( certains peuvent se révéler intéressants, parce qu’ils sont dotés de toilettes gratuites et relativement propres). Mais, il est rare d’échapper à la première fois qu’on embrasse une personne (le politiquement correct m’empêche de préciser le sexe de la cible visée et si le mot « personne » choque les sadiques, je sais qu’il conviendra parfaitement aux zoophiles qui n’hésiteraient pas à déférer en justice quiconque irait sous-entendre que Mirza n’éprouve de sentiments plus humainement que les vils banquiers qui ne sont que de gros cochons), et impossible d’éviter la première fois qu’on perd une dent (la dernière fois restant un souvenir intense pour ma mère).

Mon fils vient donc de vivre cette première fois. Hier soir, fier mais le sourire hésitant, il brandissait un petit sac dans lequel gisait un sopalin. Mais dans ce sopalin…oui, dans ce sopalin terne, rêche, peu amène, LA preuve du franchissement d’un échelon supplémentaire vers l’initiation à la gratification illusoire et à la déchéance inéluctable d’un monde rarement loué, toujours vendu…= version officieuse ; la version officielle étant : « Ouah, c’est merveilleux, t’es un grand, mon chéri. Tu la mettras bien sous l’oreiller pour que la petite souris puisse passer et tu prendras bien soin de la nouvelle dent qui va pousser. »

De mon temps, la petite souris était rat: soit elle déposait un petit franc qui brillait devant mes yeux comme un trésor mystérieux, soit elle glissait un bonbon bien craquant qui allait lui permettre rapidement de compléter sa dentition. Maintenant, mon fils m’annonce que Lana, pour sa première fois, s’est vu offrir une brosse à dents électrique…Je m’imagine, petite fille à la bouche trouée, étendre mes bras potelés, frotter mes yeux collés par des rêves innocents, prête à bondir de mon petit lit (les levers étaient optimistes à cette époque), avant de me souvenir de l’aventure sanguinolente de la veille et de fouiller sous un coussin duveteux pour constater que C’EST VRAI (mes parents ne sont pas gâteux malgré leurs TREEEENTE années), la petite souris existe et qu’elle m’a apportée une…brosse à dents électrique…traître à ma rébellion contre l’hygiène ! (dont j’affiche encore les séquelles dans un sourire militant pour le droit à l’image floue) . J’imagine cette arme entre les mains de mon mécanicien de fils, imaginant son rire démoniaque retentir pendant qu’un playmobil, figé dans l’effroi, regarderait la roue diabolique s’approcher lentement de son visage…(scène insoutenable s’il en est !), et je me demande si la petite souris ne pourrait pas être accusée d’apologie des cris meuglants et des lits receleurs de manies nuisibles à la tranquillité.

Ma souris personnelle, qui se déplace nuitamment d’un pas précipité parce qu’elle a oublié d’enfiler ses pantoufles et que le carrelage est très froid, a déposé une loupe. Pourquoi une loupe ? pour relever le défi lancé par sa congénère lanaesque (c’est pour cela que les gamins de nos jours ont des portables de plus en plus sophistiqués, pas par amour mais par culpabilité de ne pas être à la hauteur (et à la fréquence) des autres parents) et parce que, comme une dent n’annonce pas sa tombée à coups de rois mages, le stock d’objets pouvant rivaliser avec une brosse à dents ELECTRIQUE était limité (malheureusement, la pièce de deux euros, pour un gamin habitué à recevoir des billets de 50 par ses grands parents, semblait dépasser….marre de cette inflation des sentiments qui n’a plus le sens des valeurs) : c’était une loupe ou la poupée Barbie flamengo à la boite toute cabossée et donc ayant perdu mon intérêt. Le choix était cornélien (une loupe pour que mon fils puisse observer les insectes et admirer leurs affreux mandibules, leurs ignobles yeux dénués de toute intelligence avec moi-même ou une magnifique Barbie pour que mon fils…. ???) et la loupe a fini par l’emporter de justesse, parce que j’ai réfléchi que la poupée ne tiendrait jamais sous l’oreiller.

Et quand mon fils s’est réveillé, beaucoup trop tôt, pour admirer l’échange magique, il a eu l’occasion d’observer de près un bâillement phénoménal et des dents trop gâtées par la vie.

 

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Un commentaire pour Avoir une dent contre son oreiller

  1. blog mode dit :

    Encore un super article! Je lis de plus en plus les articles de ton blog… ils sont top! bravo et bonne continuation. Slevin

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