Trois à la courte paille

Chez nous, ils savent p’tet planter les choux, mais ils sont surtout partout. Les agriculteurs.

Ils sèment, ils moissonnent, ils stabulisent, ils traient si peu, ils cassent des œufs, ils cherchent l’amour dans le pré. Ils modulent le paysage, renâclent devant les haies, fauchent les arbres et les obstacles pour quelques millions de panneaux solaires. Ils vendent, ils achètent, faisant à eux-seuls le marché de l’immobilier, se pavanent en 4/4 rutilants, se plaignent qu’il pleut, qu’il fasse trop sec, ne sortent les bêtes qu’au moment où votre voiture passe, couchent parfois avec les poules. Ils prennent l’accent tranquille, nous caricaturisent à bord de leurs sabots, nous couvre de bouses et d’une aura de sauvage bonhommie, alors qu’ils ont ouverts quinze succursales grâce à internet. Ils dominent, quoi ! Et pourtant, punaise, leur tracteur n’est même pas capable de dépasser les 25 km/h.

Trois, ils étaient trois devant moi. Immenses, lourds de vrombissements et de certitudes, trainant chacun une énorme remorque chargée à bourriques de bottes de paille, ils avançaient vers on ne sait quel destin, mais un qu’était trop prés du mien.

Un bus pesant, mais débordant seulement de l’impatience de quelques passagers, avait adopté une attitude de soumission et paissait tranquillement derrière ces mastodontes, attendant qu’ils bifurquent enfin, pour s’élancer vers son prochain arrêt.

Je suivais également, docilement, vaincue par leur arrogance à s’arroger des champs de plus en plus éloignés de leur douce chaumière où les attendrait une ferme fermière prête à leur passer un savon, parce qu’ils avaient dépasser la date limite pour obtenir la subvention n°7548.

Un mercenaire, au volant d’un intrépide véhicule toute option sauf de la prudence, tenta par sabordage de doubler, à l’aide de ses chevaux puissants et de son bon droit à dépasser tout ce qui entravait son terrain de jeu, les trois Goliath. Mais contrairement à la légende, il dut se rabattre à peine le premier englouti, à cause de la sournoiserie des routes de campagne qui ,soit sont torves en dépit de toute visibilité, soit sont courbes en délit de ronds points _ ce qui permet aux ivrognes qui parsèment nos bas-côtés de  s’échouer de temps en temps en terrains de meilleure compagnie : les terre-pleins.

Pensez-vous que rouler à 25 km/h (trente dans les descentes pleines de hoquets) permet de mieux profiter du paysage ?

Oui, si vous surmontez la panique qui prend peu à peu possession de votre corps à la pensée soudaine qui emplit votre cerveau, lui qui est habitué à s’écraser sous la vitesse, seulement obnubilé par l’envie irrépressible d’arriver, ne serait-ce que chez votre belle-mère, où au moins, durant le calvaire de votre visite, vous pourrez vous réfugier dans le réconfort enfantin d’avoir encore battu le record de la distance, et sans soufflage illicite.

Je roule à 25 km/h et mes neurones se décrispent. Mes yeux quittent le compteur et osent se poser sur le vol d’un oiseau dont j’ignore le genre et que je baptise buse, parce que ça ne ressemble pas à une corneille, que j’appelle d’ailleurs corbeau, parce que du moment que c’est doté de plumes noirs, d’un aspect repoussant et que ça picore dans les prés sous l’œil goguenard d’épouvantails dépoitraillés, je sais que cela ne peut pas être un bon cygne.

Les tracteurs ne veulent pas me lâcher, alors j’apprécie la vue : au moins 10 000 euros si prise par un bon photographe. Les nuages sont bas, en relief pour certains, la perspective est lumineuse et pas d’avions pour dater mon impression d’être dans un archaïsme ravissant mon temps.  Je devine ici un éléphant, là un taureau discutant avec un hippopotame. Aucun stratus ne dessine un mouton et pourtant j’exuspère. Ce n’est pas Mozart qu’il fallait assassiner, mais l’inventeur de l’engin capable de transporter le mur du son.

Il pleut, j’actionne les essuie-glaces : ils vont plus vite que moi. Je m’imagine à leur place et je frémis sous cette vitesse soudaine. Je reviens derrière mon volant, qui mérite mal son nom quant il ne peut me soulever loin de ce défilé qui mise sur la paille. Je ne peux bien sûr pas ronger mes freins au moment où je n’arrête pas de les solliciter, alors je regarde, dans le rétroviseur, la file de voitures coincées derrière moi et j’ai une soudaine envie d’escargots à l’ail.

Vous ne connaissiez bien sûr pas l’histoire de cheveux raides et les trois tracteurs, mais je peux vous dire qu’aucun siège n’a été molesté et que cheveux raides s’en est retourné chez elle, saine et sauve, se promettant à l’avenir de ne pas se marier avec un campagnard.

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