Les vieux meurent aussi

L’hiver, nous nous soucions de la santé des pauvres SDF rigidifiés par le froid incontournable, l’été, nous nous préoccupons du confort des personnes cloitrées dans les coulisses de l’âge. Chaque canicule, nous avons le droit à un regard compatissant sur nos glorieux ancêtres, pourrissant dans leur urine rance, radotant sur la beauté de leur mari qui sait si bien encore charmer les asticots, suppliant, les yeux chassieux, l’aide- ménagère, d’arrêter de frotter avec tant de faveur la poignée de la porte, maudissant leurs enfants qui ne pensent qu’à l’héritage, le facteur qui n’apporte que des factures et les étrangers qui prennent leur place, à la caisse, le samedi matin.

Nous nous ébaubissons devant leur sourire édenté, si attendrissant qu’on les caresserait bien s’il n’y avait pas la bave aux lèvres et les poils au menton. Et voilà qu’ils parlent d’une voix crayante…et nous zappons parce que c’est l’heure de « Plus con pour un million ».

Bien sûr les conditions d’habitation dans les maisons de retraite sont inadmissibles toute l’année. Le rapporteur de la liberté sans ficelle les compare aux prisons ; même si dans ces dernières, les hébergés sont sur écoute, alors que dans les premières, ils sont sur prothèse auditive, la majorité n’a pas demandé à croupir ici et préféreraient se plaindre qu’ils ne mangent pas assez, plutôt qu’ils mangent mal. L’avantage cependant de la prison sur la maison de retraite, c’est qu’on a des chances d’en sortir vivant.

Cependant l’hiver, un enterrement cela distrait, alors que l’été, les gens ont quand même d’autres loisirs où vaquer.

Et puis, être enfermés dans un enclos surchauffé quand tout le monde se gèle, cela fait rire à éjecter les dentiers ; et on les sort pour les fêtes de fin d’année ou, pour ceux qui n’ont plus de famille, on leur offre un joli chapeau pointu.

Mais être séquestré en plein cagnard et supporter les récits de vacances de votre fille, ou de celle de votre voisine qui, en plus sourde comme un pot, a cru que sa benjamine lui racontait « avoir vu l’esprit de Tartempion à Tananarive qui figeait d’émoi, les censeurs avaient des idées de le saigner aussi il a demandé à l’Etat d’Asie l’asile », alors qu’elle  lui disait que « vu le prix de sa pension, n’arrivant plus à finir le mois, sa sœur et elle avaient décidé de se renseigner auprès de  « l’Euthanasie facile » », et qui depuis, toutes les 15 minutes,  vous demande si elle aussi peut demander elle – aussi l’asile auprès de l’Etat d’Asie, cela peut vous donner l’envie de passer dans l’anonymat protestataire des victimes de la canicule.

Ma grand-mère paternelle, après avoir semé la zizanie et broyé les derniers liens fraternels, s’est réfugiée dans une maison de retraite, tellement transparente dans ses procédés, qu’il suffisait d’analyser les miettes jonchant sa chambre pour savoir le menu de la semaine, et peut être celui qu’avait ingéré la pensionnaire précédente. Comme elle n’arrêtait pas de geindre et de réclamer la consolation divine et la bonne volonté d’un médecin capable de parjurer son serment, et comme sa voisine n’arrêtait pas de geindre que si le médecin ne venait pas l’achever illico, elle allait s’en chargeait elle-même, ils ont fait un échange et lui ont accolé une sourde qui répétait inlassablement sa demande d’asile à l’Etat d’Asie, pendant que ma grand-mère lui répondait inlassablement qu’elle ne demandait qu’un simple harakiri. Imaginez donc comme elles ont été ravies quand l’hospice a organisé une fête pour le nouvel an chinois ; un peu plus et ma grand-mère retrouvait la joie de vivre. Je vous rassure, la dépression a eu vite raison de ses dernières forces et aucun docteur, ni grosse chaleur, n’a été impliqué dans son décès. Ses enfants ont réussi à s’engueuler sur sa tombe, elle pouvait partir heureuse.

Ma grand-mère maternelle, tout à fait valide et lucide, vit encore chez elle et est toujours reliée à sa descendance. Chacun s’inquiète de sa santé, sans avoir à se justifier d’une canicule pour l’appeler. Bien sûr, certains profitent de la chaleur pour ne pas venir et l’entendre se plaindre de ce qu’elle n’a pas assez d’argent pour faire réparer la chaudière (mais assez pour garnir son estomac d’une tapisserie de médicaments qui donnerait une vie d’études à un chimiste spécialisé dans les effets occasionnés par des mélanges de molécules a priori incompatibles), alors que repose sur son compte courant, le salaire annuel d’un cadre commercial qui aurait touché, en prime, ses intéressements. Elle jongle encore avec les anciens francs et ses bas, rapiécés, ont trente ans. Son mari gérait tout et l’a maintenu dans l’ignorance de la finance, mais heureusement, il n’y a que le médecin pour s’en être rendu compte (elle est d’ailleurs sa seule cliente et il est parti aux Seychelles cet hiver).

Bref, les gens meurent de chaud, de froid, de faim, de guerre. Peut-être que pour s’assurer qu’ils ne le fassent pas d’une façon scandaleuse (comme de mourir de chaud en été), il faudrait ne plus inscrire les décès sur les registres, ne plus les comptabiliser et laisser ainsi chacun vivre éternellement pour l’Etat, qui pourrait alors s’attaquer au vrai sujet : que faire des vieux quand ils ne meurent pas.

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